« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 4 avril 2016

Secret de l'instruction et presse à sensation

Dans un arrêt de Grande Chambre Bédat c. Suisse rendu le 29 mars 2016, la Cour européenne des droits de l'homme affirme que la condamnation d'un journaliste à une amende pour avoir révélé des faits couverts par le secret de l'instruction ne constitue pas, en soi, une atteinte à la liberté d'expression. 

Le 15 octobre 2003, Arnaud Bédat, journaliste à l'hebdomadaire l'Illustré, publie un article intitulé "Drame du Grand-Pont à Lausanne - la version du chauffard - l'interrogatoire du conducteur fou". La publication intervient trois mois après un fait divers très médiatisé, un automobiliste, M. B., ayant foncé sur des piétons avant de se jeter du pont de Lausanne. M. B. est récupéré vivant dix mètres plus bas, mais sa course a fait trois morts et une dizaine de blessés. 

L'article intervient au moment où le débat sur la santé mentale de M. B. est particulièrement vif. Pour certains, il avait déjà eu quelques épisodes délirants, et il doit désormais être enfermé. Pour d'autres, c'est un simulateur, parfaitement sain d'esprit, et il doit être jugé et puni. Alors que l'instruction est loin d'être achevée, l'article reproduit une partie de ses interrogatoires, d'abord par les policiers puis par le juge d'instruction ainsi que des éléments d'expertise médicale et psychiatrique. L'article est illustré de photographies de lettres de M. B. envoyées au juge, assorties d'un sous-titre particulièrement éclairant : "Il a perdu la boule".

Arnaud Bédat est condamné par les juges suisses pour violation du secret de l'instruction, d'abord à une peine de prison avec sursis, puis en appel à une amende de 4000 francs suisses. Après avoir épuisé les voies de recours internes, il saisit la Cour européenne. A ses yeux, sa condamnation porte atteinte à la liberté de presse, que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantit comme un élément de la liberté d'expression. Il obtient satisfaction de la Cour européenne, dans une décision de Chambre de juillet 2014. Mais le gouvernement suisse a demandé, et obtenu, le renvoi en Grande Chambre.

Précisément, la Grande Chambre renverse la décision de la Chambre. En refusant d'admettre la violation de l'article 10, elle pose les bornes de la jurisprudence relative à la liberté de presse. Les nécessités du débat d'intérêt général qui fondent habituellement une définition extensive de la liberté de presse ne sont plus invocables en effet lorsque le sensationnalisme l'emporte sur l'information.

L'ingérence dans la liberté d'expression


Rappelons que, pour être licite, une ingérence dans la liberté d'expression ne doit pas seulement être prévue par la loi et répondre à un but légitime. Elle doit aussi se révéler "nécessaire dans une société démocratique"

Il n'est pas contesté que la condamnation d'Arnaud Bédat s'analyse comme une telle ingérence. Elle est prévue par la loi suisse qui considère comme un délit la violation du secret de l'instruction. Ce texte repose sur un but légitime, puisqu'il s'agit de garantir "l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire" ainsi que "la protection de la réputation et des droits d'autrui".

C'est donc la dernière condition de l'ingérence qui justifie l'intervention de la Grande Chambre, et c'est sur ce point qu'elle se démarque de l'arrêt de chambre. Cette dernière condition impose à la Cour européenne un contrôle de proportionnalité entre l'atteinte à la liberté de presse et le "besoin social impérieux" qui la motive. La Grande Chambre précise donc les critères qui doivent être utilisés par la juridictions européenne pour apprécier cette proportionnalité.



Deadline. Richard Brooks. 1952. Humphrey Bogart

 

Le débat d'intérêt général, instrument d'une liberté absolue


Cette intervention de la Grande Chambre n'est pas inutile. La jurisprudence récente utilise, en effet, la notion de "débat d'intérêt général" de manière si compréhensive qu'elle conduit à consacrer la liberté de presse comme une liberté absolue, au détriment d'autres droits ou libertés comme le droit à la vie privée ou la présomption d'innocence.

Dans un arrêt du 7 février 2012 von Hannover II c. Allemagne, la Cour européenne considère ainsi que la publication de photographies du prince Rainier de Monaco affaibli par la maladie, clichés pris à son insu, ne porte pas atteinte à sa vie privée ni à celle de sa famille, mais relève d'un débat d'intérêt général. Il en est de même, selon un arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, de la divulgation, par Paris-Match d'informations sur l'existence d'un enfant caché du prince Albert. Aux yeux de la Cour, cette nouvelle "dépasse le cadre de la vie privée" du prince et relève donc d'un débat d'intérêt général. La lecture de cette jurisprudence laisse penser que la Cour n'opère aucune distinction entre la presse people et la presse d'information générale.

De toute évidence, la Grande Chambre veut mettre un frein à cet emballement jurisprudentiel qui conduit  à protéger de manière quasi-absolue des journaux dont l'objectif est d'étaler au grand jour la vie privée des people ou de rapporter les faits divers dans une veine sensationnaliste.

L'exception de sensationnalisme


La Grande Chambre rappelle les principes exposés dans l'arrêt Stoll c. Suisse du 10 décembre 2007 : un article prend place dans un débat d'intérêt général, si le journaliste et le journaliste "agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations fiables et précises, dans le respect de la déontologie journalistique". En l'espèce, la Cour fait observer qu'un journaliste professionnel ne pouvait ignorer le caractère secret des pièces qu'il reproduisait dans son article. Elle ajoute cependant que le caractère fiable et précis de ces informations n'est pas évident, dès lors que le ton employé ne laisse "aucun doute sur l'approche sensationnaliste que le requérant a entendu donner à son article".

Dans son arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la Cour a déjà affirmé que l'actualité judiciaire constitue, en soi, un sujet d'intérêt général. Il est normal qu'un fait divers exceptionnel qui a suscité une grande émotion au sein de la population de Lausanne suscite l'intérêt de la presse, et il est tout aussi normal qu'elle rende compte de l'enquête en cours. Jusque là, la Grande Chambre ne fait que reprendre la jurisprudence récente.

Mais elle ajoute aussitôt que la question qui se pose est celle de savoir si les informations divulguées, celles qui sont couvertes par le secret de l'instruction, sont effectivement de nature à nourrir le débat public. Elle note que le tribunal fédéral suisse a estimé que l'article était davantage destiné à satisfaire la "curiosité malsaine" des lecteur qu'à susciter la réflexion. Après avoir examiné le contenu de l'article et les titres racoleurs choisis par le journaliste, la Grande Chambre déduit qu'elle n'a aucune raison de revenir sur l'appréciation des juges suisses.
Elle fait en outre observer que les autorités suisses avaient le devoir de protéger le droit à la vie privée et à la présomption d'innocence de l'auteur de l'accident, et que le système juridique pouvait donc sanctionner le journaliste qui a diffusé les rapports des experts psychiatriques ainsi que le témoignage de son médecin traitant. Même si M. B. n'avait pas porté plainte, il appartenait aux autorités de défendre ses droits.

La Cour pose ainsi des bornes à la notion de débat d'intérêt général qui permettait de faire prévaloir la liberté de presse sur tous les autres droits et libertés. Tout article ne participe donc pas à un tel débat, en particulier s'il est publié dans un journal à sensation ou dans la presse people. La Grande Chambre érige ainsi en principe ce qui avait été décidé par la Cour dans son arrêt tout récent du 25 février 2016 Société de conception de presse et d'édition. On se souvient qu'elle avait alors estimé que la publication de la photographie d'Ilan Halimi torturé par ceux qui allaient ensuite l'assassiner ne participait pas au débat d'intérêt général. Avec la décision Bédat c. Suisse, la Grande Chambre fait de cette exception de sensationnalisme une règle d'interprétation imposée à la Cour. 

Cette évolution jurisprudentielle marque aussi les limites de l'influence américaine dans le droit continental. En effet, le droit américain de la presse repose sur une conception absolutiste du 1er Amendement et la notion de débat d'intérêt général était le vecteur d'un rapprochement très sensible dans les années récentes. En posant des bornes à cette jurisprudence, la Grande Chambre marque ainsi son attachement à l'émergence d'un standard purement européen des libertés.

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